Brunetto Latini, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite etl'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassadeauprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par laNavarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ontété bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est siforte qu'il perd son chemin et s'égare dans une forêt4. Il revientà lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrabled'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux,poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, depierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tousobéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ilsreçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servircomme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle sembletenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et luidemander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande àtous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, etqu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle luiexplique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe àla chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de larace humaine; elle tire de là des considérations morales et des règlesde conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué lechemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'ils'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera laPhilosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui luisont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, sesattributs et ses armes. La Nature disparaît; Brunetto suit sonchemin5, et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans leséjour changeant et mobile qu'habite l'amour, il rencontre Ovide, quirassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers6. Ils'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu;mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à boutd'en sortir, si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin7. Plus loinet dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussiPtolomée, l'ancien astronome8, qui commence à l'instruire.
Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports;mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, autemps de notre poëte. Fontanini18 et d'autres auteurs19 sont decette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André deFlorence. Le savant Bottarie pense20, au contraire, que le roman deGuérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet Andréen italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçude son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouventfurent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un faitvient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice,fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dansnotre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencementdu treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notrelangue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire21; elle ditl'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle22, et ce livre étaitvraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte deMarie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saintPatrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dansla description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dansle reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'unde l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il estdonc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant satraduction dans le moment où la Divina Commedia occupait le plusl'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres àenrichir cette partie des aventures du héros23.
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Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, quifrappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui nepardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à saplace, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouverontpeut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége,et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de levoir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnéed'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moinsà l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévèreque la justice.
Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne176,et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche unetroupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent silentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgileleur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, lespremières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortentdu bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, latête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que lapremière fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elless'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi177. Cette comparaisonnaïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissentavoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans letexte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sanslui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, enpeignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un airpudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleilprojette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières;elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent enfont autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disantque celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sansl'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ilspeuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'estMainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié commeson père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il lefut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du papeClément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer lecadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église.
Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino182, et l'onn'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imaginecette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans labataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins,et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie.L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfercriait: O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi?Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme quime l'enlève183. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combineavec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute lacampagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconteest entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'ilavait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sapoitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfinplongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machinepoétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs,bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvredu grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes etdans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la premièrefois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dantequ'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours ungrand rôle.
Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa facebrillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuiteles ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au secondcercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume,avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur.Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles del'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu delamentations horribles. Ils arrivent cependant au second cercle, oùsont purifiés les envieux209. Là, il n'y a ni statues ni gravures; lemur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sontcouvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues endessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une surl'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur ducercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte deséglises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une deleurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles quedes chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec lepéché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurspaupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps arendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtesfont dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sontpour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'unediatribe contre les Toscans210, dans laquelle, en suivant le cours del'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi parplusieurs rivières, l'ombre d'un certain Guido del Duca, de la petiteville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblèmed'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et deFlorence.
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